Les exemples abondent autour de nous : journaliste-écrivain, chauffeur privé-gérant d’une supérette, infirmier-professeur de yoga, enseignant en anglais-traducteur, freelancer multiple… Les pluriactifs n’ont jamais été aussi nombreux. Ils incarnent à la fois un espoir (dans la lutte contre le chômage et l’augmentation du niveau de revenu) et une inquiétude (notamment celle d’une société faite de travailleurs plus fragiles et plus dépendants).
La pluriactivité : un phénomène complexe et difficile à quantifier
Une étude du salon des microentreprises en dénombrait 4,5 millions en 2015. Ils sont plutôt jeunes (22 % des actifs de moins de trois ans auraient au moins deux activités) et pour 64 % d’entre eux motivés par la recherche de revenus complémentaires. Freelancers pour 10 %, associés pour 6 % ou dirigeants d’entreprise à hauteur de 5 %, ils sont 7 % à tester une idée en mode pluriactivité avant de créer une entreprise. La pluriactivité peut donc être une phase de transition avant un engagement entrepreneurial plus fort.
Si d’autres études récentes arrivent à des chiffres plus modestes que l’enquête précédente (notamment l’Insee qui comptait 1,4 million de pluriactifs en 2014…), la tendance à la pluriactivité est incontestablement massive et en très forte augmentation sur les vingt dernières années. Elle est aussi partagée par la plupart des pays occidentaux. Une enquête du McKinsey Global Institute réalisée en 2016 sur un échantillon de 8000 entrepreneurs nord-américains et européens montrait que 56 % d’entre eux étaient sur un entrepreneuriat de complément de revenu par rapport à une activité principale et à 70 % choisi.
Il est important tout d’abord de bien qualifier le phénomène. Les différences de définition puis de modalités d’opérationnalisation dans les études (en particulier privées) expliquent en grande partie les écarts de mesure sur une même année ou à deux ans d’intervalle. Les pluriactifs également appelés « slashers » sont des personnes qui cumulent plusieurs activités professionnelles.
Il peut s’agir d’emplois salariés chez des employeurs différents (à 80 %), de personnes qui cumulent une ou plusieurs activités d’indépendantes en plus d’un emploi salarié (500 000 personnes selon l’étude Insee 2013). Il peut également s’agir de freelancers multiples, de personnes qui cumulent plusieurs emplois d’indépendants.
Je ne me livrerai pas ici à une comparaison systématique des études, de leur définition et mode d’opérationnalisation de la pluriactivité, mais on doit constater que peu d’enquêtes françaises ou internationales convergent sur un critère ou des critères clairs de catégorisation.
Pour la réflexion qui suit, je définirai (dans le prolongement de l’étude Insee 2013 ou encore des travaux de Benoît et Gerbaux) un pluriactif comme une personne cumulant plusieurs emplois salariés, ou un emploi salarié et un ou plusieurs emplois d’indépendant, ou encore plusieurs emplois d’indépendants. La période de référence est généralement une année. En lien avec les travaux du think tank RGCS, j’insisterai sur la dimension temporelle de la pluriactivité. Un pluriactif pourra aussi être une personne qui alterne sur plusieurs années contrats de travail et entrepreneuriat ou freelancing, une forme d’« entrepreneuriat-alterné ». Les motivations peuvent être multiples : nécessité financière, construction de compétences, élaboration d’un réseau personnel, etc.
Au-delà du cas des saisonniers abordés par l’Insee et d’autres organismes, on constate aujourd’hui l’émergence de nouvelles séquences d’emplois salariés et/ou indépendants. Elles constituent de véritables stratégies de carrière, dans un contexte où les entreprises apprécient les qualités des entrepreneurs pour leur management, et où l’entrepreneuriat repose sur des qualités de gestion de projet et des réseaux que le salariat permet d’approfondir (voir la note de recherche RGCS 2016 sur ce sujet). Je différencierai donc les pluriactifs synchrones (qui cumulent des logiques de salariat et d’entrepreneuriat sur une même année), de pluriactifs asynchrones (qui enchaînent des formes d’emplois au-delà d’une année, par nécessité ou selon un schéma de carrière).
Un constat : de l’hybridation croissante d’espaces, de temps et d’émotions auparavant distincts
Qu’est-ce qui se cache derrière ce phénomène complexe, au cœur des transformations du travail ? J’aimerais insister sur un aspect central. Si le freelancing et l’entrepreneuriat se développent massivement dans nos sociétés, cela n’est pas toujours de façon exclusive et antagoniste avec le salariat. Dans nombre de pays, on assiste à des hybridations croissantes qui ont largement été favorisées par le législateur lui-même. Pour le cas de la France, la création du statut d’autoentrepreneur en 2009, ou encore encore celle de Coopérative d’Activité et d’Emploi (CAE) en 2014 (voir la loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire) ouvrent la voie à des combinaisons et des hybridations que les chercheurs en sciences sociales comme les organismes d’étude ont encore peu explorées. La CAE a créé de fait un statut paradoxal d’entrepreneur-salarié, dans la logique de mutualisation qui est celle des coopératives.
Plus largement, des tendances sociales, économiques et technologiques sont à l’origine de ces évolutions.
La société a connu une explosion majeure de ses cadres spatiaux et temporels traditionnels. On hybride plus que jamais des espaces et des temps auparavant distincts (maison-travail, privé-public, intime-social, voyage-travail…). On « allait travailler » chaque matin il y a encore vingt ans. On « travaille aujourd’hui en bougeant ». Cela m’amène parfois à me questionner sur la notion de tiers lieux, ces espaces et ces temps transitionnels entre la maison et le travail qui sont également en forte augmentation dans les pays occidentaux.
N’entre-t-on pas dans une « tiers-lieuisation » de toute nos vies ? Ne sommes-nous pas de plus en plus dans un entre-deux permanent ? La maison s’hybride (on y travaille de plus en plus). Le lieu de travail habituel se « gamifie », s’ouvre à des pratiques privées (salle de sport, cours de yoga, événements culturels…). Le portable permet des appels et des échanges personnels sur le lieu de travail. Les émotions et les pratiques deviennent de plus en plus imbriquées. Un associé d’un très grand cabinet de conseil me disait récemment avec fierté que le parrain de sa fille était son plus gros client…
Pour comprendre ce phénomène complexe qu’est la pluriactivité, j’aimerais maintenant mettre en avant cinq dimensions qui peuvent être utiles pour son analyse.
Occupation, cognition, émotion, organisation et institution : des dimensions de la pluriactivité
La pluriactivité peut avoir des dimensions occupationnelles, cognitives, émotionnelles, organisationnelles et institutionnelles.
Les dimensions occupationnelles ont été évoquées précédemment. Il s’agit de mieux comprendre les types d’emplois (salariés et entrepreneuriaux) qui sont cumulés ou alternés. De façon purement descriptive, je reste étonné par le manque de données, en particulier de données contextualisées. Quelle est la distribution des slashers en France par ville ? Par régions (certaines études de l’Insee mériteraient d’être répliquées sur d’autres régions et d’autres problématiques) ? Comment évolue sur le long terme la pluriactivité ? Quels liens avec la configuration du ménage ? Quels sont les pourcentages et les profils de slashers dans les grands groupes publics ou privés français ? Quelles sont les tendances d’un secteur à un autre ?
Il est vrai que l’hétérogénéité des statuts ne facilite pas les comparaisons. Quelles relations avec les activités associatives ? Quels sont les effets du développement de l’économie du partage et de l’économie collaborative sur ces dynamiques (un rapport récent de la DARES aborde le problème mais il soulève également de nombreuses questions statistiques) ? Plus que tout, quels liens avec le management ? La gestion de l’innovation, la gestion des ressources humaines, le management des systèmes d’information ? Pour quelles dynamiques systémiques ?
La pluriactivité peut-être également une question cognitive. On est plus que jamais dans une économie de l’attention. Les tâches se cumulent sur un même temps. Les possibilités d’interruption (emails, WhatsApp, réseaux sociaux, SMS, MMS…) également. La pluriactivité induit de plus en plus de difficultés cognitives.
Elle est aussi indissociablement une problématique émotionnelle. L’hybridation d’espaces-temps auparavant distincts amène assez naturellement à combiner des émotions auparavant très dissociées. On doit s’amuser en travaillant avec le DIY, le DIT, la gamification du travail et des espaces de travail, les logiques de co-production.
On doit plus que jamais être dans un état émotionnel potentiellement professionnel à la maison avec le développement du télétravail qui induit une autre forme de pluriactivité. La combinaison d’activités domestiques (garder les enfants, répondre aux sollicitations de l’environnement de l’appartement ou de la maison, être dans un contexte de tentations domestiques comme la télévision ou la cuisine…) avec des activités professionnelles (travailler dans un bureau qui n’existe pas toujours à la maison, répondre à des appels professionnels, recevoir des clients…) change alors radicalement le cadre de vie.
La pluriactivité a également des dimensions organisationnelles. L’émergence d’une économie des plateformes et les logiques d’innovation ouverte (amenant souvent à regrouper sur les mêmes plateaux des salariés-intrapreneurs avec des startuppers et des freelancers) sont des formes organisationnelles d’hybridation qui n’induisent pas forcément une évolution des chiffres de l’Insee.
L’hybridation est ici surtout un contexte qui se généralise avec les espaces de coworking. Cela semble évident pour les espaces de coworking corporate, mais c’est également vrai dans les espaces de coworking indépendants. Pour les espaces de coworking externes que j’ai pu étudier en région parisienne, 10 % des membres étaient ainsi des salariés (avec des variantes importantes en fonction du ou des secteurs couverts par l’espace de coworking). Il s’agissait de télétravailleurs (selon le baromètre OpinionWay 20 % des télétravailleurs français mènent leurs activités dans des tiers-lieux), de salariés dont le projet était excubé ou encore de startups à maturité ayant recruté un ou plusieurs salariés.
Enfin, la pluriactivité a une dimension institutionnelle. Si la pluriactivité fait l’objet de règles déjà anciennes à respecter, le législateur a récemment mis en place un cadre juridique plus propice au développement de pratiques d’hybridation. J’ai déjà cité le statut d’autoentrepreneur et les CAE. J’aurais également pu mentionner les problèmes de charges sociales et de caisses de cotisation (voir le cas des chauffeurs de taxi dont les cotisations sont également hybrides).
Les acteurs du droit social et du droit du travail élaborent plus que jamais des outils juridiques qui favorisent des formes hybrides de travail. La levée du plafond pour les autoentrepreneurs ou l’évolution des procédures de télétravail avec les récentes ordonnances Macron me semblent aller largement dans ce sens.
Enjeux de la pluriactivité pour le management : opportunité ou menace ?
On critique parfois les politiques publiques pour leur faible intégration des transformations du travail, en particulier celles évoquées dans cet article. J’aimerais pour terminer surtout interpeller le management et les managers. Je pense en effet que le monde des organisations (entreprises, administrations, associations, école de commerces…) se pose assez peu la question de la pluriactivité. On est dans un implicite de contrat de travail : « le salarié travaille pour moi, il n’a pas à avoir d’autres activés, ou alors, je n’ai pas à le savoir… ». Lorsque le sujet est abordé, c’est souvent sous l’angle de la suspicion.
Que faire de ces slashers qui existent dans vos murs ? Que faire de ces pluriactifs qui sont peut-être vous lecteur ?
À l’heure de l’open innovation « externe » (on va chercher de l’énergie « extérieure » pour l’« intérieure ») ou « plaquée » (on cherche et on créé des « intrapreneurs »), pourquoi ne pas exploiter d’avantage ces énergies indirectes ? Au-delà de logique type « un jour par semaine sur un projet personnel », pourquoi ne pas héberger les activités de slashers, même si elles sont souvent lointaines par rapport aux métiers de l’organisation ?
Pourquoi ne pas ouvrir d’avantage (certaines entreprises le font) l’innovation lab, l’espace de coworking corporate, l’accélérateur, le maker space… à des activités professionnelles externes et pas seulement à des bricolages ou des « projets » ? Pourquoi ne pas faire un community management de slashers internes, et assumé comme tel ? La pratique existe mais elle est encore rare et assez peu affichée. Au-delà de logiques de fidélisation, comment intégrer la pluriactivité synchrone et asynchrone dans la gestion des carrières ? Comment exploiter ces compétences et ces réseaux liminaux de l’entreprise ? Comment faire émerger une partie de la stratégie des entreprises à partir de cette pluriactivité ?
Pour le cas des PME et des TPE, la pluriactivité (en particulier des formes de temps partiels qui leurs sont associées) peut être une formidable opportunité afin de mobiliser de nouvelles compétences ou de développer des projets en sommeil. En effet, beaucoup de petites structures sont bloquées par ce que représenterait le coût d’un salarié supplémentaire à temps plein. La pluriactivité et le travail en temps partagé permettent d’acquérir des profils techniques ou managériaux à temps réduit. Mais comment mieux accompagner les dirigeants de PME et TPE sur ces problématiques ? Avec quels outils RH collaboratifs et mutualisés sur un territoire ?
Les enjeux sont également importants pour les écoles de commerce et les facultés de gestion. Comment penser une pédagogie différente (la problématique ne peut pas être uniquement celle des départements initiaux ou des départements exécutifs mais elle suppose une démarche concertée) ? Comment élaborer une offre qui prépare d’avantage les étudiants à ce monde du freelancing, de l’entrepreneuriat et leurs hybridations avec le salariat ? Quels services proposer afin d’accompagner les anciens étudiants sur ces boucles de pluriactivité synchrone ou asynchrone et les aspects connexes de ces évolutions (télétravail, travail mobile, « tiers-lieuisation ») ?
Le chantier est vaste. Il suppose de revoir notre conception du management, en particulier celle des systèmes de « contrôle », et de repenser les pratiques managériales à l’aune des nouvelles pratiques de travail. To be continued…
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.